La revanche des secondes dans la mode
Ce que les nouvelles nominations de directeurs de la création nous apprennent sur l'état du luxe
30 Octobre 2023
Chemena Kamali, Sabato De Sarno, Davide Renne, Sean McGirr, et Peter Hawkings : les nouveaux directeurs créatifs sont des vétérans du luxe. Ces deux dernières années, la mode a connu de nombreux changements de garde, à la fois au niveau de la direction générale, comme les adieux de Marco Bizzarri à Gucci, et au niveau de la direction artistique. Mais si certaines marques ont vu arriver de jeunes noms comme Rhuigi Villaseñor chez Bally et Ludovic de Saint Sernin chez Ann Demeulemeester, qui ont tous deux depuis quitté leurs postes, ou des figures bien établies de la culture pop comme Pharrell chez Louis Vuitton, les groupes de luxe ont préféré s'appuyer sur les talents de leurs propres ateliers. Chloé, Gucci, Moschino, Alexander McQueen et Tom Ford ont tous choisi leurs nouveaux directeurs créatifs en fonction de leurs liens préexistants avec les marques. On parle d'une revanche pour ces derniers, d'un moment privilégié pour les anciens assistants de style. Cependant, il semble que cette décision s'inscrive plutôt dans une stratégie bien planifiée par les conglomérats du luxe face à l'aggravation de la crise économique et à la baisse du pouvoir d'achat des consommateurs qui en découle. Dans une période de désarroi total, tant sur le plan financier que social, ces nouvelles nominations représentent le choix le plus judicieux pour les marques qui ont besoin de collections centrées sur le produit, plutôt que sur la narration, pour remédier aux problèmes alarmants du système de la mode.
La formation des nouveaux directeurs créatifs de la mode de luxe passe par une expérience dans les bureaux de style des plus grandes maisons du monde, quand ce n'est pas dans ceux des marques qui viennent de les embaucher. Si Walter Chiapponi obtient effectivement le poste de directeur artistique de Blumarine, le créateur se retrouvera dans le même atelier que quelques années auparavant ; Davide Renne, avant d'être appelé à remplacer Jeremy Scott chez Moschino, a travaillé pendant vingt ans avec Alessandro Michele et Frida Giannini ; Peter Hawkings a dessiné aux côtés de Tom Ford pendant vingt-cinq ans avant de prendre son poste ; Sabato De Sarno, aujourd'hui chez Gucci, a été aux côtés de Pierpaolo Piccioli pendant quatorze ans, tandis que la nouvelle directrice de la création de Chloé, Chemena Kamali, a connu l'atelier de la maison à l'époque de Phoebe Philo et Clare Waight Keller, ses anciennes patronnes. Malgré son jeune âge, le nouveau directeur artistique d'Alexander McQueen, Sean McGirr, 35 ans, a lui aussi une carrière impressionnante, puisqu'il a été responsable de la mode masculine chez JW Anderson et assistant chez Burberry et Dries Van Noten.
Ce que toutes ces nouvelles nominations impliquent, c'est que le luxe traverse une période de changement qui fait peur, des PDG aux présidents d'agglomérations. Au cours d'une période historique marquée par des incertitudes massives, telles que l'escalade des guerres entre la Palestine et Israël et entre la Russie et l'Ukraine, le ralentissement économique de superpuissances comme la Chine et les États-Unis, et les effets débilitants du changement climatique sur tous les secteurs du commerce, la mode change de visage, passant d'un imaginaire fantaisiste et de créateurs de rêve à des produits utiles et à des directeurs artistiques pragmatiques. Dans cette période d'incertitude, les marques se réfugient dans la continuité. Choisissant de nommer des personnalités au passé bien établi dans l'univers du luxe, elles suivent l'exemple de Bottega Veneta et de Matthieu Blazy, un binôme qui, depuis 2020, s'avère être un succès en termes de productivité économique et artistique. Avant d'être directeur du design de la maison, Blazy avait travaillé pour Raf Simons, Maison Martin Margiela, Céline et Calvin Klein, preuve ultime que pour s'assurer une place dans l'Olympe du luxe, il faut des ailes solides, de préférence brevetées dans l'un des ateliers de Kering ou de LVMH. Ce qui ressort de toutes ces nouvelles nominations, c'est la fonction essentielle que la méritocratie continue de jouer dans l'industrie de la mode, en dépit des pressions sociales. Dans le même temps, on espère que ces nouvelles recrues, qui n'étaient autrefois que dans les coulisses de la semaine de la mode, seront toujours en mesure de produire des collections inspirantes, sans se sentir entravées par la pression des ventes.