Girl Math et le positivisme du new age

«J'ai reçu une nouvelle paire de boucles d'oreilles Cartier pour 3 950 dollars, alors je me suis dit que j'allais faire des maths de fille pour régler mon achat.» C'est ainsi que Chloé explique dans une vidéo TikTok (qui compte près de 3 millions de vues) pourquoi ses boucles d'oreilles Cartier n'ont rien coûté. À l'aide de la calculatrice de son père, elle soustrait du coût de son nouvel achat la différence de prix entre les boucles d'oreilles qu'elle avait initialement regardées (1 300 dollars) et les économies qu'elle a pu réaliser (1 000 dollars), puis elle divise le prix par deux - car acheter des boucles d'oreilles, c'est comme profiter d'une offre deux pour le prix d'une. Considérant que l'achat d'une Cartier est un retour sur investissement, Chloé détermine que les boucles d'oreilles étaient pratiquement gratuites, «parce que je me souviens du numéro de carte de crédit de mon père.» Apparu sur TikTok il y a quelques semaines, Girl Math est un néologisme inventé par les filles pour justifier les dépenses les plus superficielles de la journée, comme les 8 dollars pour un café frappé (si vous vous rendez au café à vélo, vous économisez le transport) ou l'achat de billets de concert à l'avance (le jour de l'événement, vous n'avez rien à payer). Inside joke des filles de TikTok se moquant de leur addiction au shopping, la tendance "Girl Math" a déjà été envisagée par certaines marques de cosmétiques pour leurs campagnes de marketing, suscitant une certaine controverse.

«Quand vous dépensez 300 dollars chez Ulta Beauty mais que vous avez utilisé vos points de fidélité ultamate, c'est gratuit,» peut-on lire pour expliquer la théorie du "Girl Math" appliquée par Ulta Beauty à ses produits, tandis que Mac Cosmetics utilise l'excuse du coût par utilisation (si vous portez un rouge à lèvres de 30 euros tous les jours pendant deux mois, vous ne payez que 50 centimes par jour pour ce produit). Ces publicités ont suscité l'intérêt de Vogue Business, qui a enquêté, dans un article riche en interviews et en points de vue différents, sur les effets négatifs de cette tendance TikTok sur les dépenses excessives, et sur la responsabilité que les grandes entreprises de cosmétiques devraient assumer en matière de transparence et d'éducation à l'achat responsable. L'analyse de Vogue Business met en lumière un aspect central de l'industrie du marketing, mais ne tient pas compte du fait que, contrairement à des tendances telles que Blueberry Milk Nails et Strawberry Makeup, qui ont été intégrées dans le récit social par des publicistes et des spécialistes des relations publiques, Girl Math suit un chemin inverse, atteignant d'abord le consommateur, puis le producteur. Lorsqu’une des créatrices de TikTok a été interrogée par Vogue Business, elle a réfuté les théories alarmistes de certains experts en communication, en soulignant l'aspect ironique de la tendance Girl Math. «Il est souvent exagéré de prétendre que la pauvreté de la jeune génération est due à nos habitudes de consommation, au fait que « nous nous laissons tenter par un café au lait et des toasts à l'avocat ». En réalité, les limites économiques de notre génération sont dues à l'augmentation du coût de la vie et à des salaires qui ne suivent pas l'inflation.» D'après mes calculs, le brunch n'a pas provoqué un effondrement de l'économie mondiale. Et il n'a pas tort.

Girl Math est d'abord un inside joke, et est donc intraduisible pour ceux qui ne font pas partie du cercle restreint des habitués de TikTok. Comparable à Girl Dinner, une expression qui a conquis les réseaux sociaux ces derniers mois pour désigner les petites assiettes de snacks que certaines filles aiment préparer pour le dîner, elle amplifie le comique de l’absurde de la plateforme, une absurdité qui rend pourtant une grande partie de notre réalité. Les noms Dinner et Math font partie d'un dictionnaire qui ne peut être consulté que par ceux qui se reconnaissent dans le mot qui les précède, c'est-à-dire Girl, car si tout le monde peut en comprendre le charme et l'ironie, seule une fille peut en reconnaître la complexité. Les consommatrices qui plaisantent sur leurs achats sont bien conscientes de la bizarrerie de leur raisonnement, mais elles sont aussi certaines que leur post recevra l'approbation de milliers d'autres utilisatrices parce qu'elles se complaisent dans le même délit. Girl Math n'est pas un aveu de culpabilité, mais un nom de code qui ne garde son sens que lorsqu'il est prononcé par une fille. 

Courtesy @thehopeposter

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Parallèlement à son aspect comique, cette tendance témoigne d'un changement culturel dans le langage des mèmes. Contribuant à l'essor du positivisme du new age, Girl Math et tous les posts qui lui ressemblent témoignent du besoin de la génération Z de s'éloigner des posts relatables et pessimistes qui régnaient autrefois sur les réseaux sociaux, au profit d'un contenu plus profond. Alors que jusqu’à récemment les plaintes et l'auto dépréciation étaient prépondérantes sur l’algorithme, le tour du contenu motivant est arrivé - et nous ne parlons pas de Live, Laugh, Love. Les craintes de la génération Z ne cessent de croître, avec l'augmentation du coût de la vie et l'aggravation de la crise climatique, mais malgré cela, les jeunes ont décidé de se retrousser les manches et d'essayer de changer les choses. Ce positivisme inattendu - bien que 56 % de la génération des natifs du numérique craignent leur avenir, 70 % se disent impliqués dans des causes d'activisme politique ou social - se traduit, selon l'idiome TikTok, par des mèmes tels que Girl Math, qui ironisent sur l'état alarmant actuel de notre monde en mettant en avant son aspect romantique et paradoxal. Girl Math est une expression totalement dénuée de sens en soi, mais elle cache un message ontologique et spirituel, un principe de pensée qui nous aide à reconnaître chez les autres le même trouble que le nôtre - en l'occurrence, faire face à une addiction au shopping alors que le coût de la vie s'envole. Seules vous et moi pouvons en rire, pas les hommes, ni même les fabricants de rouge à lèvres et leurs équipes de marketing.