Qui invite les artistes musicaux au Festival de Cannes?
Étonnamment, Cannes ne couronne pas la musique des films
23 Mai 2024
La musique joue un rôle crucial dans l'expérience cinématographique, ajoutant une dimension émotionnelle et narrative qui enrichit profondément la perception d'un film. Imaginez un peu : la tension insoutenable dans les films d'Hitchcock sans la musique de Bernard Herrmann, l'épopée de "Star Wars" dénuée des compositions de John Williams, ou encore l'atmosphère unique des films de David Lynch sans les thèmes d'Angelo Badalamenti. Inimaginable, n'est-ce pas ? Pourtant, malgré cette importance indéniable, la musique de film reste souvent reléguée au second plan dans les plus grands festivals de cinéma européens, et le Festival de Cannes ne fait pas exception. Cannes, où l'on célèbre avec faste et fierté les réalisateurs, les scénaristes, et les acteurs, semble curieusement amnésique lorsqu'il s'agit de récompenser la meilleure musique de film. Une anomalie d'autant plus frappante quand on la compare avec la reconnaissance accordée par d'autres grandes cérémonies internationales comme les Oscars, les BAFTA ou les Césars. Comme l'explique Patrick Sigwalt, compositeur et président du conseil d'administration de la Sacem, "Un prix à Cannes pour nous serait la fin d’une anomalie et la reconnaissance de cette œuvre de collaboration qu’est le cinéma." Car oui, l'absence d'un tel prix ne fait que souligner un déséquilibre criant dans la valorisation des contributions artistiques au sein du cinéma. Mais alors, qui invite donc les artistes musicaux lors du Festival de Cannes ?
La présence des compositeurs de musique de film repose souvent sur l'initiative des productions, des marques et des partenaires plutôt que sur une reconnaissance institutionnelle directe. Cette dynamique, critiquée par Patrick Sigwalt, souligne une marginalisation persistante. Par exemple, Camille et Clément Ducol, compositeurs de la musique du film Emilia Perez de Jacques Audiard, ont été invités cette année grâce à leurs producteurs, illustrant comment leur reconnaissance reste tributaire des initiatives privées. Nombreux sont ceux qui plaident pour la création d'un prix récompensant la musique de film au palmarès de Cannes, affirmant que cela mettrait fin à une "anomalie" et reconnaîtrait pleinement le rôle essentiel des compositeurs dans le cinéma. Face à cette situation, la Sacem, partenaire institutionnel du festival depuis 2018, déploie des efforts considérables pour valoriser les compositeurs de musique à l'image. Elle collabore également avec les sélections cannoises pour organiser des événements et des rencontres tout au long de l'année, favorisant ainsi une intégration précoce de la musique dans le processus de création cinématographique. "Lorsque le scénariste et le réalisateur peuvent intégrer la musique tôt dans le processus de création, alors ces deux mécanismes se rencontrent, et c’est là que toute la magie du cinéma opère," explique Sigwalt. Malgré ces efforts louables, la reconnaissance officielle des compositeurs au Festival de Cannes reste limitée, et l'instauration d'un prix dédié à la meilleure musique de film serait un pas important vers une célébration plus complète de l'art cinématographique.
Malgré les quelques invitations des compositeurs dans le saint des saints des jurys, leur travail est plus souvent ignoré que récompensé, créant un paradoxe où les artistes musicaux sont invités à participer à l'événement, mais leur travail ne bénéficie pas d'une véritable mise en valeur. Un exemple emblématique de cette fâcheuse tendance nous renvoie en 1964 lors du Festival de Cannes, où "Les Parapluies de Cherbourg" a remporté la Palme d'Or. Ce film, réalisé par Jacques Demy, est célèbre pour sa partition musicale composée par Michel Legrand. Pourtant, lors de la cérémonie de remise des prix, seul Jacques Demy a été honoré, laissant Michel Legrand dans l'ombre de la reconnaissance officielle. Cette absence de reconnaissance pour un élément aussi crucial du film illustre clairement le besoin d'une révision dans la manière dont la musique de film est célébrée dans ce prestigieux festival. Face à cette lacune, certaines initiatives non-officielles ont émergé pour combler le vide, telles que le prix Cannes Soundtrack, créé en marge du Festival de Cannes en 2012. Ce prix vise à honorer la meilleure bande originale, offrant ainsi une forme de reconnaissance aux compositeurs de musique de film. Bien que louable, cette initiative ne parvient pas à pallier le besoin criant d'une reconnaissance formelle et digne de la musique de film au sein de ce temple de la cinéphilie.
La musique a la capacité unique de traduire des sentiments, d'intensifier des scènes et de guider le spectateur à travers l'intrigue d'un film. Comme l'a souligné le compositeur Patrick Sigwalt, "si l’histoire du film est comprise par le cerveau, la musique, elle, est comprise par le cœur". En d'autres termes, tandis que les dialogues et les images s'adressent à notre intellect, la musique parle directement à nos émotions. Prenons l'exemple du film "Les Dents de la Mer" de Steven Spielberg. La musique de John Williams est devenue emblématique, notamment grâce au célèbre thème de deux notes qui annonce la présence du requin. Ce motif musical simple, mais terrifiant, crée une tension palpable et prépare le public à l'apparition imminente de la créature. Spielberg a lui-même affirmé que la moitié de la réussite du film est due à la musique de John Williams. Ou bien dans "Psychose", les violons stridents de Herrmann lors de la scène de la douche sont devenus l'un des passages musicaux les plus reconnaissables et effrayants de l'histoire du cinéma. Hitchcock en a aussi reconnu l'importance en déclarant que 33% de l'effet de son œuvre est dû à la musique. Voilà des exemples qui illustrent à merveille comment la musique ne se contente pas de suivre les images, mais devient un personnage à part entière, influençant la perception et l'interprétation des scènes par le public. Alors, à quand le fameux prix de la musique dans le palmarès officiel du festival de Cannes?