Les effets d'Ozempic sur la mode

Arrivée sur les étagères des pharmacies américaines et britanniques au début des années 1960, on dit que c’est précisément l'invention de la pilule contraceptive qui a jeté les bases du mouvement de libération des femmes de cette décennie, si friand de minijupes et de féminisme. Le Viagra, la fameuse « petite pilule bleue », après avoir été breveté par les États-Unis en 1996, est devenu la star de blockbusters tels que Sex & the City (dans l'épisode de 1999 The Man, the Myth, the Viagra) et Love and Other Drugs (2010), mais aussi une monnaie d'échange précieuse pour la CIA cherchant des alliés en Afghanistan. Le pouvoir des médicaments est omniprésent, il imprègne chaque tissu de notre société, de l'industrie du divertissement à l'hôtellerie, des tendances comportementales de générations entières aux plus grandes guerres de l’histoire. Pour la mode, qui a tout vu, des minijupes à la politique depuis les années 1960 jusqu’à aujourd'hui, le bien-être reste un thème central, aujourd'hui peut-être plus que jamais - des tendances comme les smoothies des stars, le tourisme du sommeil, la santé plantaire et le fitness de luxe en témoignent. Puisque le lien entre le corps et les vêtements est indissociable, il en va de même pour la relation entre les médicaments, les drogues et les tendances de la saison, avec l’heroin chic et la body positivity qui en portent encore les marques. Un an après le début de l’ère de l'Ozempic, le médicament lancé en 2017 pour contrôler les pics d'insuline chez les patients diabétiques, mais rapidement devenu un outil amaigrissant pour les célébrités et autres, il devient nécessaire pour l'industrie de la mode de comprendre quelles seront les répercussions de la nouvelle médecine sur les consommateurs. Les polémiques autour du produit l'ont pour l'instant principalement transformé en mème sur TikTok et sur les podiums, avec des marques provocatrices comme Namilia qui pour la SS25 a imprimé la catchphrase « I heart Ozempic » sur des débardeurs des années 2000. Mais tout comme la pilule contraceptive et le Viagra en leur temps n’ont pas seulement influencé la taille des pantalons et des jupes à la mode, les effets de l'Ozempic sur l'industrie de la mode ne s’arrêteront pas à un débardeur post-ironique.

Le premier signe de l'arrivée de l'Ozempic dans la mode s'est manifesté sur les podiums. Alors que jusqu'en 2022, les marques présentes aux Fashion Weeks des grandes capitales de la mode s'intéressaient aux castings straight-size, écrit Vogue Business dans le Size Inclusivity Report de la FW24, en 2023, elles ont fait marche arrière : sur un total de 8 800 looks, seuls 0,8 % des castings de la FW24 étaient plus-size (la MFW étant la pire des quatre, avec 99 % de mannequins straight-size, contre 96 % la saison précédente). En un clin d'œil, l'industrie de la mode est passée de la célébration de la couverture de Paloma Elsesser pour i-D à la question de savoir si Kim Kardashian, pour entrer dans la robe historique de Marilyn Monroe au Met Gala, avait en fait consommé de la drogue. « Ozempic est le test ultime de l'engagement de la mode en faveur d'un avenir véritablement inclusif », écrit Amy Francombe pour The Evening Standard, alors que le succès des nouvelles injections amincissantes s'étend au-delà des collines de la Silicon Valley. En janvier 2024, une étude de marché a montré que le médicament avait convaincu même ceux qui ne devraient jamais se soucier d'être beaux sur un tapis rouge ou dans un éditorial avec un ventre exposé : la valeur marchande d'Ozempic et de Wegovy (à partir du même ingrédient actif que le premier mais dans un dosage plus puissant) a atteint 500 milliards de dollars, une fortune qui a conduit le fabricant danois Novo Nordisk à dépasser le conglomérat français du luxe LVMH. En un rien de temps, la minceur est redevenue plus précieuse que le luxe. 

Outre les tendances, qui s'alternent désormais à une vitesse imparable et sont donc moins percutantes (voir les esthétiques qui ont émergé et ont ensuite disparu en quelques semaines comme le tenniscore et la mob wife), l'essor des médicaments amincissants influence l'industrie de la mode avant tout sur le plan pratique. Après avoir suivi la cure, capable de faire perdre beaucoup de poids en quelques mois, la principale préoccupation des utilisatrices d'Ozempic devient de savoir comment s'habiller : quand plus rien ne va, l'envie de se refaire une garde-robe prend le dessus. En Amérique, The Independent et le Wall Street Journal ont rapporté la joie des commerçants de découvrir que beaucoup des 15,5 millions de citoyens qui ont essayé Ozempic et Wegovy ont maintenant besoin de nouveaux vêtements, bien que certains d'entre eux aient admis se sentir inquiets quant à l'inventaire de la prochaine saison. « J'essaie de comprendre de quoi nous devons nous préoccuper à l'avenir », a déclaré une représentante de boutique. Les traitements amincissants s'avèrent donc être une arme à double tranchant pour le commerce de détail : après des mois de baisse des ventes suite à un ralentissement post-pandémique des achats, le secteur peut pousser un soupir de soulagement, mais les marques qui ont déjà investi dans les grandes tailles doivent maintenant trouver le moyen d'éviter que leur clientèle ne se réduise, littéralement. Les seules à pouvoir rester sereines, selon les prévisions du marché, semblent être les plateformes de revente d'occasion, ravies d'accueillir tous les vêtements que les utilisateurs ne peuvent plus porter (« certains utilisateurs nous ont dit qu'ils vendaient parce que leurs tailles avaient changé », a déclaré un représentant de Vestiaire Collective à Vogue Business). 

Comme le Viagra et la pilule contraceptive l'ont fait à leur tour, les effets d'Ozempic sur notre société ne se manifesteront pas seulement dans nos tenues vestimentaires. Si, il y a quelques années encore, les secteurs des vêtements de sport et de la chimie cosmétique montraient déjà des signes d'expansion, l'essor des médicaments amincissants ne fait qu'augmenter le battage médiatique. Comme une perte de poids importante dans un laps de temps assez court entraîne généralement un « amaigrissement » désagréable du visage, les médecins qui ont repéré la tendance ont créé des produits de comblement et des liftings spécifiques pour le « Ozempic face ». Parallèlement, le nombre de membres de clubs de gym et de clients de marques de vêtements de sport qui, après avoir retrouvé la forme, doivent s'entretenir avec des séances d'entraînement « tonifiantes », acheter de nouveaux ensembles de sport et boire les fameux shakes Erewhon est en augmentation. Pour l'instant, le rôle d'Ozempic dans la mode et dans d'autres aspects de notre société n'est pas encore compris, mais les dernières données prouvent à quel point il pourrait devenir puissant, sur nos corps, nos psychés, et peut-être même sur les relations internationales qui dépendaient autrefois du Viagra.