Chanel est-elle en train de devenir une marque sans distinction de genre ?

Il est probable qu’une femme comme Gabrielle Bonheur Chanel frémirait à l'idée de voir l'un de ses sacs à chaîne porté par Pharrell Williams ou Jacob Elordi. Sans parler de l'une de ses vestes et cardigans qu' avec tant de ténacité et de dévouement, elle avait pris dans les armoires des soldats pour les habiller de tweed, de perles et d'appliques perlées, rédigeant ainsi l'un des traités de mode les plus durables (et irremplaçables) de l'histoire du costume mondial.

Des hommes pour Coco Chanel

Chanel, sans trop s'éloigner du sujet, est une marque conçue et créée spécifiquement pour les femmes – « J'ai trouvé refuge dans les chiffons » était peut-être l'une des phrases qu'elle utilisait pour inviter les femmes à retrousser leurs manches afin qu'elles puissent se déplacer librement entre les boutons du double C. Pour Coco Chanel, les hommes étaient tout au plus des accessoires avec lesquels elle pouvait se montrer en public, certainement pas des acheteurs potentiels dans lesquels investir. Qui aurait pu imaginer qu'un jour, une foule d'hommes - du rappeur Kendrick Lamar au chanteur sud-coréen G-Dragon en passant par Marc Jacobs ou Bryan Yambao – aspireraient à faire partie de cet univers traditionnellement réservé aux femmes ?

L'ère Karl Lagerfeld

Après avoir débuté en 1955 avec la ligne de parfums Pour Monsieur et développé la ligne beauté tout au long des années 1990 et au début des années 2000, c'est la direction créative de Karl Lagerfeld qui a nourri le faux espoir de voir Chanel succomber à l'idée de se lancer dans la mode masculine en présentant une collection, FW04, où le bouclette de la marque avait été plié en un tissu narratif pour raconter une sorte de cross dressing fait d'androgynie, d'allure champêtre, de street wear et de tweed à n'en plus finir. « Concrètement, nous ne disons pas non aux hommes, mais nous soulignons que l'essence de Chanel réside dans la mode féminine », avait déjà déclaré Bruno Pavlovsky, président de la maison française au New York Times en 2005.

Brad Pitt comme témoin de Chanel

Sept ans plus tard, Chanel choisit Brad Pitt comme ambassadeur de son emblématique parfum féminin n° 5, arborant fièrement l’inscription audacieuse : « Inevitable ». Y avait-il une idée que l'héritage de Chanel pouvait se permettre le luxe de jouer avec les catégories de genre ? Une manœuvre astucieuse qui a ensuite permis à la marque de s'adjoindre une célébrité du calibre de Pharrell Williams en le choisissant d'abord comme visage pour la campagne du sac Gabrielle en 2017, puis en l'emmenant directement sur le podium en 2018 - pas n'importe quel podium, mais celui installé, en passant par l'Égypte, au Metropolitan Museum of Art de New York pour l'exposition Métiers d'Art.

L'avènement de Pharrell Williams

Des débuts marqués par un pantalon et des bottes dorés, associés à un pull bouclé dans les mêmes tons qui, un an plus tard, donneront naissance à la première collaboration entre Chanel et l'artiste américain, Chanel x Pharrell. T-shirts, hoodies, shoppers, bijoux, ceintures, chapeaux, mocassins de grand-mère flashy, lunettes extravagantes et baskets pour sceller une collection capsule issue d'un restyling hyper pop de Chanel sur lequel une éventuelle association avec Karl Lagerfeld aurait même pu être inappropriée – « Women will save the world » suggère l'écriture d'une basket proposée par Pharrell pour réitérer, une fois de plus, que Chanel restera une marque féminine tant en termes de design que d'offre commerciale. Williams a cependant ouvert une voie qui a consacré la marque au double C comme une référence esthétique pour une niche d’hommes conscients de faire un choix très précis : se démarquer du reste du monde masculin en portant la marque de luxe féminine par excellence.

Selon les hommes qui portent (et ont porté) Chanel

« Il y a cette pointe de clin d'œil quand les hommes portent du Chanel », a déclaré au Wall Street Journal Yashua Simmons, une styliste qui a habillé le rappeur Givēon dans plusieurs looks Chanel pour des événements tels que le Met Gala, les Grammy Awards et Coachella. « C'est la chose la plus inattendue qu'un homme puisse avoir aujourd'hui », a-t-elle poursuivi. Chanel est ainsi devenue une marque portée par les hommes, alors qu'elle n'a jamais produit de vêtements masculins - un véritable paradoxe. « Chez Chanel, je me sens libre », a déclaré le célèbre Bryanboy, faisant allusion à sa collection de plus de 60 vestes et cardigans soigneusement gardés dans son feed IG. Si la communauté queer a trouvé en Chanel un allié dans la construction d'une identité défiant les normes de gerne, et que les rappeurs en ont fait un outil esthétique-narratif pour communiquer un style de vie de pop star flamboyante, il serait naïf de penser que les départements de vente et de communication de la marque ignorent l’attrait inattendu qu’elle exerce sur les hommes.

L'ère Virginie Viard : Chalamet et Lamar

Même Virginie Viard, directrice de la création de la maison à partir de mars 2019, semble avoir adhéré au plan opérationnel qui consiste à sponsoriser discrètement et à attirer de plus en plus d'hommes vers l'imagerie puissante de la marque. Ainsi, en 2023, elle a décidé d'enrôler Timothée Chalamet comme nouvel ambassadeur du parfum Bleu de Chanel et a invité le rappeur américain Kendrick Lamar au défilé FW23 Couture qui, sans surprise, s'est présenté dans un pantalon noir à logo et une veste en tweed crème rehaussée de perles. L'explosion rose choquante générée par le film Barbie à l'extérieur des cinémas et le choix de célébrer Karl Lagerfeld avec le MET Gala 2023 ont signifié que l'ensemble des archives Chanel a été catapulté dans le bavardage frénétique d'Instagram et de TikTok, intégrant un véritable phénomène sociologique de masse plutôt qu'une des nombreuses tendances à la Gen Z.

Les sacs et les couvertures de Jacob Elordi

Des tapis rouges, aux mains du créateur de contenu et styliste Marc Forne et de l’acteur Jacob Elordi: principalement sous forme de sacs à main, Chanel met ainsi en place une stratégie de placement de produits potentiellement efficace pour tous les sexes et tous les genres. Marc Jacobs, sur son profil Instagram, nous fait savoir qu'en plus du tweed, il approuve même l'iconique vernis à ongles rouge noir. Comme si cela ne suffisait pas, les hommes habillés en Chanel font également leur apparition dans les magazines : Elle Korea consacre sa couverture de juin au roi de la K-Pop, alias G-Dragon, en le photographiant dans un ensemble double C en noir et blanc.

L'attention portée au public masculin

En réalité, pour une marque génétiquement féminine comme Chanel, l'homme reste un accessoire avec lequel on peut faire des clins d'œil et jouer librement au sein d'un marché qui peut s'offrir le luxe de s'adresser à tout le monde avec un minimum d'effort commercial. Si l'historique maison de couture parisienne envisage un jour de se lancer dans la mode masculine, elle risque même de perdre le consensus de ses adeptes XY, déçus à l'idée de ne plus pouvoir porter des vêtements créés par une femme pour des femmes. On peut parler d'une relation d'amis avec avantages, mais le cap des 20 milliards de dollars de chiffre d'affaires se rapproche de plus en plus pour Chanel. Et avec l'amour inconditionnel des hommes pour le double C, ça va sans dire.