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Dans "La Bête", ce qui est absent est ce qui est le plus réel

Léa Seydoux est à l'affiche du film de Bertrand Bonello, une femme qui avance et recule dans le temps

Dans La Bête, ce qui est absent est ce qui est le plus réel  Léa Seydoux est à l'affiche du film de Bertrand Bonello, une femme qui avance et recule dans le temps

Quand on lui demande si elle peut se faire peur sur commande, Gabrielle (Léa Seydoux) répond que oui. C’est évident, elle est actrice, mais à l’époque des écrans verts, des effets numériques, où l’on fait apparaître à l’écran ce qui n’existe pas dans la réalité, cela peut s’avérer compliqué. C’est pourquoi, encore plus qu’autrefois, puiser dans ses propres émotions permet de rendre vrai, parfois tangible, toujours authentique ce qu’on lui demande d’exprimer face - mais pas uniquement - à une caméra. Le bagage émotionnel de la protagoniste, au centre de The Beast de Bertrand Bonello, est essentiel à son métier, en contraste total avec le travail post-catastrophe mondiale en 2044. Un métier qui ne peut et ne doit inclure aucune émotion. Gabrielle, cependant, reste elle-même, un personnage que l’on voit évoluer à travers le temps, revisitant les vies antérieures qu’elle a vécues, qu’elle doit revivre pour s’adapter à sa nouvelle époque, se purifier et s’en libérer grâce à un processus cathartique technologique. 

Ainsi, on voit Seydoux interpréter une pianiste sensible et renommée du début du XXe siècle, une actrice qui échoue à percer et doit se résigner au métier de modèle cent ans plus tard, et enfin, une femme ordinaire cherchant un but, un sens à sa vie dans le présent du 2044, tout en étant hantée par une menace imminente. Il en était ainsi au début du XXe siècle, au suivant, et cela persiste en 2044. Le dénominateur commun : un homme que Gabrielle croise sans cesse, encore et toujours. Peut-être le grand amour de sa vie, souvent synonyme de la plus grande douleur et de la plus violente des souffrances. 

Bonello, inspiré du roman La bête dans la jungle d’Henry James, explore dès le début le vide et la confusion ressentis par la protagoniste, les associant à l’absence omniprésente dans le cinéma moderne. Il tente de les raconter en s’appuyant sur la chose la plus humaine qui soit : l’amour. La bête, concrètement, n’a rien de tangible. On ne la voit jamais ; pour les spectateurs, elle n’est qu’une ombre, et le cri de Gabrielle, à chaque apparition, est le seul indice suggérant sa présence - ou du moins qu’elle *devrait* être là. En explorant les techniques contemporaines de l’audiovisuel, utilisées aussi bien au cinéma que dans la publicité, Bonello reprend un peu ce qu’on avait vu chez son compatriote Leos Carax dans Holy Motors en 2012. Un prétexte pour raconter avec The Beast l’érosion des émotions, devenues insaisissables et non nécessairement reproductibles, tout en montrant le désir opposé de la protagoniste de s’y raccrocher, malgré une société post-apocalyptique qui lui demande de les abandonner. 

L’amour, qui transcende le temps, est à la fois une source d’agitation et une malédiction pour ceux qui ressentent trop, vivent trop, et qui pourtant refusent de renoncer à ces sentiments. Tout comme le cinéma, au fond, ne renoncera jamais à la capacité de troubler, grâce à un acteur ou un personnage qui puise dans ses expériences, ses traversées, pour transformer l’immatériel (l’idée d’un film) en quelque chose de réel, tangible, existant (le film lui-même). The Beast regorge de suggestions, d’inquiétudes ; l’imagination reste une tradition intemporelle qui, de siècle en siècle, revient toujours à l’essence des choses, à leur état originel. Avoir peur, aimer, se sentir toujours au bord du gouffre : c’est ce que Gabrielle ressent, persiste à ressentir, refusant d’abandonner, même lorsqu’elle apprend que cela fait mal, terriblement mal. C’est le paradoxe du cinéma : savoir que face au grand écran, on pourrait voir et ressentir (ou non) n’importe quoi, même le pire, et choisir malgré tout d’y faire face.