Mégalopolis et société contemporaine selon Coppola
Le réalisateur revient pour parler du rêve américain, mais pas de la manière à laquelle nous nous attendions
31 Mai 2024
Francis Ford Coppola est-il le plus grand réalisateur de l'histoire du cinéma ? La question classique à laquelle personne ne voudrait sérieusement essayer de répondre. La filmographie du réalisateur est néanmoins claire : Le Parrain Partie 1, Le Parrain Partie 2, Apocalypse Now. Trois titres qui pourraient aisément figurer sur le podium de n'importe quel classement des meilleurs films de tous les temps. Sans parler d'œuvres comme La Conversation ou Dracula de Bram Stoker. Bref, Coppola est un nom qui porte un certain poids dans le septième art. Et c'est pour cela que l'annonce de la réalisation de Megalopolis, un nouveau (et peut-être dernier) film d'un auteur de cette envergure, aurait généré quoi qu'il arrive un tourbillon d'intérêt et de spéculations. Mais à cela se sont ajoutées des rumeurs sur la nature du projet. Une idée née il y a plus de quarante ans, poursuivie au fil des décennies sans jamais trouver de producteurs disposés à investir les ressources nécessaires à sa réalisation. Jusqu'à ce qu'une décision radicale ne soit prise : l'autofinancement. Plus de 120 millions de dollars provenant de ressources personnelles et de la vente de certains vignobles en Californie. Le dernier geste rebelle de l'anarchiste devenu magnat, avec l'objectif de nous laisser un testament artistique et un énième regard sur les États-Unis. C'est justement sur ce dernier thème que Megalopolis gagne en intérêt. Non pas parce que c'est un grand film. Pour être honnête, il s'agit d'une œuvre irrecevable, tant sur le plan qualitatif que sur la grammaire cinématographique. Mais c'est une grande histoire, qui porte avec elle deux clés de lecture de la société et du système américain. Celle narrative, donnée par la vision de son auteur, et celle liée à la nature même du projet. Deux niveaux capables de s'entremêler et de se confondre.
Commençons par l'aspect cinématographique : Megalopolis se déroule à une époque non précisée à New Rome, une ville qui se situe quelque part entre la Rome impériale et un New York contemporain, mais avec de fortes références à la ville des années 30 du siècle dernier. C'est dans ce contexte de fin d'Empire qu'évoluent les personnages principaux : Cesar Catilina (Adam Driver), un architecte au pouvoir non spécifié d'arrêter le temps, qui voudrait repenser la ville à travers le Megalon, un bio-matériau qu'il a créé ; son antagoniste, le maire Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito) et sa fille Julia (Nathalie Emmanuel), qui finira par tomber amoureuse de l'ennemi de son père ; enfin, Wow Platinum (Audrey Plaza), ancienne journaliste qui, blessée sentimentalement par Catilina, épouse son oncle, le millionnaire Hamilton Crassus III (Jon Voight) et complote avec Clodio Pulcher (Shia LaBeouf). Déjà à travers ce bref résumé, il apparaît clairement que le parallélisme entre la fin de l'Empire romain et celui américain est plus que didactique.
Megalopolis (2024) dir. Francis Ford Coppola pic.twitter.com/m6hjRK4MRh
— cinesthetic. (@TheCinesthetic) May 25, 2024
Cela fait des années que l'on tente d'épouser la narration d'une Amérique en crise, au-delà même de la réalité, et bien que le cinéma ait récemment mis en lumière les critiques et les fissures du Rêve Américain, Coppola va plus loin, se substituant méta-narrativement au protagoniste - après tout, qui mieux qu'un réalisateur peut plier le temps? - victime d'un monde qu'il ne reconnaît plus. Ainsi émerge une vision critique d'une société schizophrénique, esclave du changement mais inadaptée au progrès. Le réalisateur n'épargne personne. Il y a l'espace consacré aux fake news et à la post-vérité ; ainsi qu'à la cancel culture et aux débats sur le concept de wokeness ; et les sous-textes lourds sur le rôle des femmes ne manquent pas. Coppola n'épargne pas non plus les systèmes politiques, à travers le personnage de Shia LaBeouf qui décide de fonder son propre mouvement de type trumpiste-populiste (avec des casquettes rouges), auquel le réalisateur associe symboliquement une croix gammée et intercale, dans une scène en particulier, des images de discours de Hitler et Mussolini. Il y a tout et il n'y a rien dans Megalopolis : pour faire court, on pourrait dire que c'est la véritable métaphore de l'Amérique qu'a voulu faire Coppola, bien que souvent, on ait l'impression de se trouver devant un long étalage chargé de mépris envers le monde entier. Comme nous l'avons dit, il existe une toute autre Amérique dans ce grand récit. Megalopolis est un film qui ne pouvait être qu'exclusivement américain, le rêve d'un seul homme qui donne naissance à un maxi-projet sur plusieurs décennies, auquel participent les plus grands noms de l'industrie, et qui devient concrètement réalité, réussissant à se faire une place au centre du monde en arrivant sur toutes les lèvres. La raison pour laquelle nous ne pouvons vraiment détester Megalopolis réside là, dans l'histoire la plus ancienne et la plus romantique du monde : l'individu unique qui s'oppose sans relâche au système tout entier.
@apnewsentertainment Francis Ford Coppola's self-financed “Megalopolis” is a passion project that the 85-year-old director has been pondering for decades. Looking back while speaking at Cannes, the filmmaker says has no regrets. #francisfordcoppola #megalopis #cannesfilmfestival original sound - AP Entertainment
Mais au-delà de la rhétorique, nous pouvons cependant apprendre quelque chose de plus. Megalopolis est le fruit d'une richesse personnelle disproportionnée, née du même système contre lequel nous sommes tous en train de nous battre et non d'un homme venu de nulle part. Le nom même que porte le projet est si grand et important que sa simple mention est capable d'ouvrir des possibilités qui vont au-delà de la qualité réelle du projet. Un exemple ? Il est fort probable que si Megalopolis avait été réalisé par un autre réalisateur, il n'aurait jamais été en compétition au Festival de Cannes, pas plus que les nombreuses critiques positives qu'il a reçu. Sans parler du résultat final, qui illustre parfaitement l'importance d'un système stratifié comme celui de l'industrie cinématographique lorsqu'il s'agit de films de cette envergure. Peut-être est-ce là le grand récit de Megalopolis, une histoire dans laquelle le macro rencontre le micro, éliminant les simplifications telles que celles liées au rêve américain et nous jetant à la figure un seul concept : le monde réel est infiniment complexe.