Cronenberg, la pertinence de l'horreur corporelle et le fardeau d'être un génie
The Shrouds arrive à Cannes
23 Mai 2024
Il est évident que le nom David Cronenberg - qui possède une composante phonétique curieusement adaptée au personnage et à son art - porte un certain poids. Après tout, c'est un génie. Mais pas un de ceux étiquetés comme tels pour avoir réussi quelques films et quelques bonnes répliques lors de conférences de presse. Non, nous parlons d'un véritable visionnaire, capable de créer un langage adapté au partage de sa vision selon laquelle le corps, dans sa dimension la plus organique, devient un élément narratif essentiel. Pour transmettre ses tourments viscéraux. Pour les fans qui aiment les créatures étranges, les monstres, et autres, je n'ai pas fait grand chose dernièrement. C'est vrai. Mais comme le réalisateur lui-même l'a dit lors de la sortie de son premier roman, Consumé, «si vous êtes un critique à la recherche de liens thématiques entre les films, je pense que vous pouvez voir une connexion parfaite entre tous. Cela dépend de votre approche du cinéma, à la fois en tant que critique et que fan. Pour moi, le processus créatif est exactement le même.»
Parlons du cerveau derrière Shivers (Frissons en français), un film dans lequel, en 1975, la peur du SIDA était parfaitement dépeinte. Dommage que le monde n'ait appris l'existence du virus seulement cinq ans plus tard. On pourrait continuer indéfiniment à parler de comment le réalisateur canadien a tout dit (et avant tout le monde) sur les médias dans Videodrome, les nouvelles technologies dans eXistenZ ou le sexe dans Crash, et ainsi de suite. Face aux géants, comme dans un poème épique quand un personnage se retrouve devant les dieux, certaines questions et réflexions émergent. Après avoir tant dit pendant 50 ans, Cronenberg a-t-il encore quelque chose à dire? Le body horror a-t-il encore un sens? Questions auxquelles nous tentons de répondre après avoir regardé Les Linceuls, un nouveau film réalisé par le réalisateur canadien, produit par Saint Laurent et présenté ces jours-ci au Festival de Cannes.
Les Linceuls : le dernier body horror de Cronenberg
Le body horror, du moins tel qu'on l'entend dans le contexte cinématographique, a été inventé par Cronenberg. C'est ce a conduit le genre à suivre les dérives, les thèmes et les tendances de son auteur, du moins jusqu'à la fin des années 90. En effet, avec l'arrivée du nouveau siècle, le Canadien a cessé de faire des films au sens strict, se tournant vers des thèmes plus psychologiques (A History of Violence, Eastern Promises, et ainsi de suite). Et ce jusqu'en 2022, lorsque Cronenberg décide de revenir au cinéma, après presque une décennie d'absence de ce merveilleux suicide artistique que fut Maps to the Stars, avec Crimes of the Future. Un film qui porte en lui le charme d'un retour, quelques bonnes idées, mais qui ajoutait peu à ce qui a été dit tout au long de sa carrière.
Après deux ans, surfant sur une vague (modérée) d'enthousiasme général, arrive Les Linceuls. Une énième interaction avec le genre, bien que chargée d'une prémisse frappante : un homme, marqué par la perte de sa femme, décide d'inventer une technologie qui lui permet d'observer en temps réel la décomposition de son corps. Ajoutons que le protagoniste, à l'allure sportive de Vincent Cassel, semble en tous points un alter ego de Cronenberg, qui a récemment perdu sa conjointe. Un alignement de facteurs qui semblait parfait pour une dernière danse du genre. Une lettre à la mort.
Cronenberg et le body horror ont-ils encore quelque chose à dire?
Les Linceuls cependant déraille rapidement, se perdant dans un complot conspirationniste inutile et inquiétant, aussi ennuyeux que frustrant. Et surtout dans une réalisation technique bâclée, pauvre en idées, design et décors. Pourtant, la prémisse initiale suffisait à nous rappeler combien le body horror peut être puissant, une potentielle métaphore parfaite du deuil. Regarder la mémoire et une partie de votre vie s'effondrer devant vos yeux, sans pouvoir rien faire pour l'arrêter. Et quoi de mieux pour véhiculer le concept que la décomposition en direct qu'un corps.
Peut-être que Cronenberg n'est plus adapté au genre qu'il a inventé. Après tout, l'essence du body horror relie la sphère corporelle à tout le reste et ainsi avec le passage du temps, le corps se décompose et par conséquent, tout le reste aussi. Peut-être que David n'a plus rien à donner au genre. Mais, comme nous l'avons vu, il en va de même pour le body horror. Et c'est merveilleux qu'à une époque où le concept de réappropriation du corps féminin est si central, ce sont les femmes qui ont pris le contrôle du genre ces dernières années, comme Julia Ducournau avec Titane, Palme d'Or en 2021, ou Coralie Fargeat, également à Cannes 2024 avec The Substance, avec Demi Moore et Margaret Qualley, qui nous a offert le film le plus disruptif et surprenant de ce Festival, sur lequel nous reviendrons très probablement dans les mois à venir.
La nécessité d'être iconoclastes
Que cela soit clair, dans le domaine de la critique, ce n'est jamais un plaisir à parler mal de quelqu'un. Encore moins lorsqu'il s'agit de critiquer des auteurs comme David Cronenberg (ou comme ce fut le cas les jours précédents avec Coppola), des gens qui ont construit les fondations sur lesquelles repose notre passion. Mais c'est justement en "tuant" le passé que de tels auteurs ont vu le jour. Le Nouvel Hollywood - dont le Canadien Cronenberg ne faisait techniquement pas partie, mais qui a émergé à la même période - était fondé sur la rupture avec les modèles passés. Alors pourquoi sommes-nous si réticents aujourd'hui à remettre en question le travail des grands maîtres ? Pourquoi ressentons-nous le besoin d'être révérencieux envers certains noms? Il serait approprié d'éviter un tel mépris et de leur accorder, toujours avec respect, l'honneur des armes.