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La vérité sur Martin Margiela

Anonymat, déconstruction et bien plus encore

La vérité sur Martin Margiela  Anonymat, déconstruction et bien plus encore

Depuis quelques jours, les projecteurs de la mode sont plus que jamais braqués sur Maison Margiela et son fondateur, l’ineffable et invisible Martin Margiela. Non seulement parce que, comme un coup de tonnerre, John Galliano, qui a dessiné la couture de la marque pendant dix ans, et Renzo Rosso, président et propriétaire de OTB, ont révélé leur « séparation à l’amiable », laissant les fans de la marque et du styliste stupéfaits. Mais aussi parce que, il y a quelques heures, un événement historique a été annoncé, mettant déjà en ébullition la machine des réseaux sociaux : le 27 janvier à Paris, en même temps que la Fashion Week masculine, se tiendra grâce à Kerry Taylor Auction, une vente aux enchères d’environ 300 créations signées par Martin Margiela, le père vénéré et controversé de la déconstruction, dont la marque sera, quelques jours auparavant, l’attraction spéciale de la 107e édition de Pitti Uomo à Florence avec un grand événement. Encore un retour en grâce pour la marque et son designer, pourrait-on dire, puisque depuis 2006, le visionnaire designer belge, mentor de figures comme Demna et Matthieu Blazy (le nouveau directeur artistique de Chanel), n’avait pas présenté ses créations éblouissantes et dystopiques blanches en Italie, et en particulier sur la scène prestigieuse de l’historique événement florentin dédié au menswear. Une raison de plus, donc, pour les fidèles et irréductibles amoureux de la marque, de tenter de s’approprier à tout prix un morceau unique, rare et jamais vu auparavant, de son incroyable archive, précieusement conservé au fil des années par les sœurs Angela et Elena Picozzi.

En plus d’avoir fondé Castor Fashion, un joyau du système de production Made in Italy situé aux portes de Mantoue, Angela et Elena Picozzi sont aussi les filles de Gabriella Picozzi, qui a joué un rôle déterminant dans le parcours créatif de Martin Margiela. Cette formidable talent scout fut en effet la première à investir dans le génie bouleversant de Martin : après qu’en 1987, il venait de terminer une collaboration de trois ans au studio parisien de Jean Paul Gaultier, Picozzi lui confia une mission de conseil pour sa ligne de vêtements Deni Cler. Étonnée par le talent du designer, elle encouragea Margiela à lancer sa propre marque, contribuant ensuite, grâce à son précieux soutien d’artisane visionnaire, au succès de ses premières collections entre 1989 et 1994. « La rencontre entre notre mère et Martin Margiela a été un moment fondamental pour les deux - affirme la fille de Gabriella, Angela Picozzi - Nous avons toujours considéré ces pièces comme une partie importante de l’histoire de la mode qui devrait être préservée. Nous croyons que le monde doit connaître les premières créations de Margiela. » Le top en vinyle, le sac panier, ces gilets oversize mais aussi les modèles en tissu ou uniquement en papier, jamais portés ou entrés dans les magasins, seront tous dans la vente aux enchères de janvier, conçus par Margiela tant pour sa ligne personnelle que pour celle sans logo, apparue avant que la popularité du designer n’explose dans le monde entier.

@maxkilworth Maison Martin Margiela FW91. Starring Margiela's muse Kristina De Coninck. The film was shot mostly by Margiela himself on 8mm #maisonmargiela #martinmargiela #maisonmartinmargiela Liebesträume No. 3 - Franz Liszt

Bref, pas seulement une archéologie usée, comme nous l’avons souvent vu sur les podiums ces dernières années, mais une recherche passionnée visant une récupération attentive de quelque chose de rare et précieux qui incite à une réflexion sur l’actualité de l’univers créatif de Martin Margiela. « J’adore les vêtements que je n’ai pas inventés », aimait dire le designer. Et ce n’est pas un hasard si le terme récupération convient plus que jamais à ce visionnaire qui peut légitimement être considéré comme le vrai prophète du recyclage et de la réutilisation, ainsi que de la très débattue et supposée circularité. Quand ses vêtements inside-out, retournés sans pitié pour exhiber, en les profanant, les coutures, les doublures et tout le travail complexe et intime de couture habituellement occulté, commencèrent à défiler dans des parkings abandonnés, des stations de métro et des bistrots parisiens enfumés, le parfumé et bavard peuple de la mode perdit sa boussole. « Je m’en tiens à deux principes : ne pas cacher et ne pas miser sur la richesse », déclarait Margiela au début de sa carrière. Et même si au premier abord, il semblait que ces créations aient été conçues dans le chaos et le délire, derrière les visions surréalistes de ce designer, allergique aux interviews et obsédé par Comme des Garçons, se trouvait en réalité une méthode précise, mise en place par celui qui, pour la première fois dans le paysage de la mode occidentale - à l’exception donc des Japonais et des post-atomiques - osait privilégier le concept au produit.

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En plus d’être un des pionniers de la mode conceptuelle, et pour cette raison comparable à bien des égards à la recherche d’artistes comme Maurizio Cattelan et Piero Manzoni, Martin Margiela est aussi l’un des créateurs de mode les plus duchampiens de tous les temps - sans compter que, par ailleurs, il possédait dans son atelier parisien une œuvre de Marcel Duchamp. Sa déstructuration totale vise en réalité à décontextualiser un objet de son cadre conventionnel et quotidien pour lui conférer une nouvelle, imprévisible fonction. Un exemple est le fer à repasser de Duchamp muni de clous acérés, tandis que chez Margiela, ce sont la tente, la perruque et le canapé capitonné qui deviennent des vêtements alternatifs et très différents. L’opération performative du ready-made de Margiela est aujourd’hui pratiquée sur les podiums par des couturiers comme Daniel Roseberry, qui transforme en robe haute couture des microprocesseurs et des têtes de lion empaillées, ou encore par Demna qui, dans la lignée de son maître, a élevé la générosité des volumes au rang de signature distinctive du vêtement contemporain.

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Bien avant de prendre en 1997 les rênes de la direction créative de Hermès, Margiela s’amusait à imprimer sur les gazes immaculées des tuniques bidimensionnelles les empreintes des mannequins ou des photos en trompe-l’œil de vêtements des années 40, ou à s’essayer à un expérimental débridé viré en vêtements à quatre manches, gilets en chaussettes, ou en gants, ou en ces vêtements assemblés en unissant des fragments d’assiettes en porcelaine, et même en ces Tabi, avec lesquelles le styliste a noblement transformé les chaussures des ouvriers japonais. À travers l’effacement des formes et un usage massif du blanc, Margiela réduisait le vêtement à un squelette, revendiquant l’anonymat et l’invisibilité qu’il pratiquait lui-même. Martin Margiela a été, à son corps défendant, le précurseur de la négation de la corporéité physique liée à la numérisation. Une révolution inexorable qui, après le cyclone pandémique, à travers le métavers d’abord, puis l’intelligence artificielle, plonge l’humanité dans un monde parallèle peut-être plus halluciné et inquiétant pour les mortels ordinaires que l’esthétique intégraliste, et fondamentalement honnête, de Margiela.