La rédemption définitive du corset
De Margiela à Sanremo
09 Février 2024
L'année dernière, pendant le Festival de Sanremo, nous avions commenté le petit boom des corsets pour hommes vus sur les podiums de la semaine de la mode et ensuite portés par Blanco sur la scène de l'Ariston. Dans cet article, nous avions remarqué que le boom des corsets vus entre les saisons FW23 et SS24 avait en réalité une base historique, étant donné que le classique bustier était largement utilisé par ces dandys anglais qui furent les premiers à concevoir l'idée d'un personnage public lié à un style personnel précis et à des attitudes provocatrices. Mais maintenant, un an a passé, et débattre encore de la légitimité de la mode fluide signifie insister sur un sujet qui a été examiné (pour ne pas dire disséqué) sous toutes ses coutures et, franchement, qui a aussi un peu lassé : la mode sans genre ou fluide, comme on veut l'appeler, existe et c'est tout à fait normal. Soit on l'accepte, soit on n’est pas à jour. Les corsets ont continué à apparaître à la marge de l'imaginaire collectif, avec peu de fréquence mais dans des moments significatifs : l'incroyable show avec lequel Maison Margiela a clôturé la Couture Week ; le look de Mahmood sur le Green Carpet juste avant le début du festival de Sanremo provenant de cette collection ; la robe de soirée de BigMama, toujours au Festival, dessinée par Lorenzo Seghezzi ; les robes portées pendant la saison des récompenses par Taylor Swift, Selena Gomez, Halle Bailey, Nicola Peltz, Blue Ivy Carter mais aussi Kylie Jenner, Billie Eilish, Jennifer Lopez, Victoria Monet, Doja Cat. Dans tous ces différents cas, nous pouvons certainement identifier une tendance dans le domaine des robes de soirée ou de cérémonie qui comportent des bustiers lacés, mais on remarque aussi autre chose : la sémantique du corset a complètement changé, le faisant passer d'un symbole désuet d'oppression à un véhicule de remise en question du binarisme de genre et à un instrument expressif de plus en plus affranchi de ses liens avec l'érotisme.
Mahmood sul green carpet#sanremo @Mahmood_Music pic.twitter.com/dQ4Jkm5Tjo
— Clara (@MariaclaraPra1) February 5, 2024
Il y a deux ans, un film présenté à Cannes retraçant certains épisodes de la vie de la célèbre princesse Sissi s'appelait précisément Corsage - le titre faisait du corset ou bustier des robes royales de la protagoniste, serrés dans la tentative de contrôler sa propre silhouette, sa propre respiration et les limites de sa propre endurance, la métaphore d'une atmosphère dans laquelle, pour les femmes, l'oppression n'était pas seulement externe mais souvent aussi internalisée. Et depuis leur création, les corsets ont été pointés du doigt comme un symbole de vanité et d'abus, à la fois sur soi et sur le genre : le philosophe Jean-Jacques Rousseau s'en plaignait déjà à la fin du 18ème siècle dans les pages du Lancet, dès 1860 le panique morale contre les corsets était sur tous les journaux bien qu'ils étaient considérés comme un élément indispensable de la garde-robe féminine par toute la société, puis ont été les toutes premières féministes qui en ont fait un symbole d'oppression - au point que la célèbre Bar Jacket de Dior, en 1947, avec son taille de guêpe où une femme ne pouvait ni bouger ni travailler, était vue comme un design très réactionnaire au début mais qui a eu cependant un succès mondial, et on ne peut pas oublier que Chanel est créditée d'avoir libéré la garde-robe féminine des corsets quand il est vrai que la mode de la Belle Époque commençait déjà à s'en défaire lentement. De façon peut-être banale, ce qui attirait dans le corset était sa capacité à " créer " l'impression de minceur et à définir une silhouette - à une époque où l'idée d'un entraînement destiné à sculpter les formes physiques (formes qui en public n'étaient presque jamais vues en direct) était quelque chose de vaguement étranger. Quand le corset a été sujet à débat, la division est devenue culturelle : ceux qui les portaient défendaient leur utilisation, affirmant trouver plaisir à les porter et dans la discipline nécessaire pour les maintenir, et accusaient leurs détracteurs de ne jamais en avoir vraiment porté ; ceux qui les combattaient les définissaient comme un symbole d'oppression. Finalement, un peu par commodité, un peu par nécessité historique et parce qu'ils étaient de toute façon l'apanage d'une aristocratie en déclin, leur utilisation fut progressivement abandonnée lorsque la garde-robe féminine est devenue plus pratique et " bourgeoise ".
Entre-temps, les corsets, ainsi que toute la lingerie féminine, en raison de leur capacité à créer des silhouettes artificielles et exagérées, sont entrés dans le domaine des fantasmes érotiques de Sacher-Masoch, dans la proto-pornographie née avec les premiers appareils photo au début du 20ème siècle, dans les photos troublantes par lesquelles l'auto-proclamé "Roi des Pin-Up", Irving Klaw, agitait l'imagination de l'Amérique bien-pensante des années 50. Dans les années 70, Vivienne Westwood les a remis au goût du jour avec le magasin SEX, et dans les années 80, ils ont été rendus célèbres par la présentation de 1987 qui en a fait une pierre angulaire du langage de la marque, lorsque, en France, Gaultier et Mugler les ont popularisés : la lingerie devenait simplement des vêtements, la sexualité pouvait être affichée pour défier avec audace un puritanisme en déclin, mais qui n'a jamais vraiment été éliminé. Le corset n'était pas normalisé, seulement sexualisé de manière plus socialement acceptable : il restait une sorte de costume, romantique dans son ancienneté, beau parce qu'évocateur d'une certaine dimension interdite - un fétiche, en tous les effets. Quelques années plus tard, pour sa collection SS95, Alexander McQueen a fait défiler le célèbre Mr. Pearl plus pour choquer que pour remettre en question les normes de genre et, vingt ans plus tard, lorsque Miuccia Prada leur a donné un rôle central dans la collection FW16 de sa marque, ils étaient moins érotiques que exotiques – ils n'étaient cependant pas la norme, ils n'étaient pas un vêtement comme les autres mais un élément excentrique, qui servait à faire réfléchir sur les looks et qui reprenait le thème d'une collection concernant les archétypes du prêt-à-porter féminin et leur réévaluation conceptuelle générale.
@zozoroe Reply to @zozoroe Uhm... OMG I’M NEVER TAKING THIS CORSET OFF #fyp #corsetchallenge #corset #YasClean #viral #tryonhaul #aprilfools Lacrimosa - Vienna Mozart Orchestra
Après 2020, avec l'explosion de Bridgerton et la prolifération d'esthétiques inspirées par chaque imaginaire préexistant possible, ce fut le moment du Regencycore et de la résurgence des corsets - et il convient sans aucun doute de citer le travail de Dilara Fındıkoğlu. Avec cette tendance, passant de la scène à la vie quotidienne, le corset est devenu presque un accessoire romantique conçu, plutôt pour définir et façonner sans contrainte, pour créer une silhouette et évoquer une sorte de rêverie moderne, à l'image des vestes d'inspiration militaire ou des jeans bootcut des années 70. Le corset est rapidement passé de symbole malicieux de dimensions interdites à un moyen d'expression plus pur : c'est cette utilisation qu'a faite John Galliano pour le célèbre défilé de Margiela (bien que les corsets figuraient déjà dans trois collections de la marque et que Galliano les utilise depuis des décennies) où le corset était certes une évocation historique, mais aussi un outil artistique qui déformait de manière surréaliste les silhouettes des mannequins et un élément de superposition.
Mahmood a été la première célébrité à porter un look de cette collection après le défilé, donnant à sa tenue une dimension queer mais sans presque rien d'explicitement ou exclusivement sexuel; tout comme les tenues de BigMama lors des deux premières soirées du festival, conçues par le designer Lorenzo Seghezzi qui a fait du corset le pivot d'un langage visuel entier qui, dans ses ambitions, va bien au-delà de la banalité de la suggestion érotique pour élargir la discussion au concept même de queerness et à l'éradication du binarisme de l'habillement traditionnel. Le moment culturel semble propice, en tout cas, à cette resémantisation : sur TikTok, le #corsetchallenge a généré 690 millions de vues rien qu'en janvier, selon Vogue, et touche un public de tous genres et de toutes morphologies - preuve s'il en est que ce qui au 19ème siècle était une attente sociale des femmes s'est transformé en un élément avec lequel jouer et faire ce que nous aimons le plus avec les vêtements : nous amuser.